L’aventurisme militaire français au Moyen-Orient




L’affirmation de l’Etat islamique a eu pour « avantage », côté français, de donner du sens à la thèse prônant une composition avec les leaders autoritaires en place dans la région en vue de limiter l’avancée régionale des formations djihadistes
La France continue aujourd’hui à prétendre au statut de « patrie des droits de l’homme », mais on peut légitimement se demander pourquoi. Qu’il soit averti ou non, l’observateur de la politique étrangère française peine toujours à trouver des exemples concrets de mise en application de ce credo « droit-de-l’hommiste ». De Charles de Gaulle à Nicolas Sarkozy, laRealpolitik l’a toujours emporté sur les « principes » en matière de politique étrangère française. Tout espoir de voir François Hollande réorienter cette propension paraît vaine. La France continue en effet à exceller dans sa tradition de pourvoyeur principal d’armes à l’international. Cela se vérifie particulièrement dans le Moyen-Orient post-« Printemps arabe ».
On se souvient que la France avait tardé à afficher une position claire et cohérente face au « Printemps arabe ». Nicolas Sarkozy marquera finalement sa préférence pour le maintien des régimes autoritaires dans le monde arabe, manière supposément efficace pour contrer l’ascendance « des islamistes ». La chute des présidents tunisien (janvier 2011) et égyptien (février 2011) le prouvera initialement vain dans ses conceptions. Paris se convertira vite en défenseur d’une stratégie amenée à faire tomber le colonel libyen Mouammar Kadhafi, quitte d’ailleurs à compter en contrepartie sur des acteurs répondant à une idéologie islamiste. Depuis lors, et en dépit du pari raté fait par la présidence Hollande d’une chute à ses yeux irrévocable du président syrien Bachar al-Assad – par le truchement du jugement erroné du ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius et manifestement de beaucoup de ses conseillers –, la France a confirmé à nouveau sa faveur aux régimes autoritaires en général, et à ceux remplissant ses bons de commande militaires en particulier.  Les chiffres relatifs à l’industrie militaire française sont éloquents à ce titre.
La France parmi les principaux pourvoyeurs d’armes du Moyen-Orient
La France compte parmi les principaux fournisseurs d’armes du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord depuis maintenant plus de dix ans. Sur la période 2005-2010, elle s’était hissée au rang de 3e fournisseur de la région après les Etats-Unis et la Russie. En 2013, selon les chiffres officiels du ministère français de la Défense, 48 % des commandes à l’industrie militaire française provenaient de pays situés dans l’espace Afrique du Nord – Moyen-Orient. Ainsi, l’Arabie saoudite était à l’origine de 27,5 % du total de ces commandes (1,9 milliard d’euros sur un total de 6,9 milliards). Suivaient le Maroc (584,9 millions d’euros de commandes), les Emirats arabes unis (335 millions), le Qatar (124,9 millions), le Sultanat d’Oman (104,1 millions) et l’Algérie (96,6 millions). Pour la période s’étendant de 2003 à 2012, l’Arabie saoudite a aussi été le premier client moyen-oriental de la France en matière de défense, suivie des Emirats arabes unis, du Maroc (9e client), du Sultanat d’Oman (15eclient) et du Qatar (20e client). Tous ces chiffres ne tiennent pourtant pas compte des accords (non chiffrés) sur le nucléaire que Paris a signés avec l’Algérie, l’Arabie saoudite, l’Egypte, les Emirats arabes unis, la Jordanie, la Libye, le Maroc et la Tunisie.
L’embellie de l’année 2014 (une progression de 17,3 % par rapport à 2013 avec un total de 8,05 milliards d’euros de ventes d’armements à l’étranger, selon la Direction générale de l’armement) devrait quant à elle se confirmer en 2015, contribution saoudienne à l’appui. Si les ventes pour 2014 ont été tirées vers le haut grâce au financement par l’Arabie saoudite d’un contrat de 2,65 milliards d’euros portant sur des livraisons d’armes françaises au Liban, l’année 2015 commence aussi par une radieuse nouvelle pour l’industrie française : 5,2 milliards d’euros de commandes par l’Egypte, indirectement financées par les subventions de pays du Golfe, qui devraient largement aider la France à dépasser la barre des 10 milliards d’euros de commandes militaires pour 2015.
L’idéologie reléguée aux oubliettes
On peut reconnaître à François Hollande une cohérence : celle d’avoir pensé, lors de chacun de ses rappels sur la place centrale des droits de l’homme en France, à la situation prévalant dans son pays plutôt qu’à l’échelle internationale. La realpolitik a en effet continué à prévaloir dans l’attitude du président français vis-à-vis des affaires du Moyen-Orient, avec deux objectifs à la clé : la promotion d’opérations visant à assurer la stabilité dans les zones en conflit, particulièrement quand celles-ci mettent en exergue les intérêts de la France et/ou son image ; et la sécurisation de la place de la France comme partenaire principal des pays du Moyen-Orient en matière de défense.
La France s’est ainsi faite le chantre d’une diplomatie aspirant à ramener le Moyen-Orient à la stabilité dont il jouissait encore fin 2010. Ce positionnement nécessite, sur le principe, le maintien par Paris de liens cordiaux avec l’écrasante majorité des leaders et gouvernements arabes. Une politique de consolidation des relations diplomatiques a ainsi été privilégiée avec les pays membres du Conseil des Etats arabes du Golfe, le Maroc et l’Algérie (tous deux partenaires indispensables pour lutter contre le terrorisme au Sahel) ainsi que la Tunisie, l’Egypte, la Jordanie et le Liban.
Quant à l’exception syrienne, elle s’explique surtout par la difficulté qu’aurait la France à revenir sur sa politique de confrontation vis-à-vis d’un régime dont elle a remis en cause la légitimité, parallèlement à l’entretien d’un message selon lequel le pays ne transigerait pas avec les principes des droits de l’homme. Personne autre que Bachar al-Assad ne s’est rendu coupable de la mort de plus de deux cent mille civils syriens, entend-on penser du côté du Quai d’Orsay. La France peut ainsi occulter les contradictions de sa politique régionale en pointant le cas de la Syrie comme preuve implacable de son attachement à un changement qui prenne en compte les aspirations de la population syrienne. La responsabilité présumée de Paris dans le renforcement de milices qui participent aujourd’hui de la radicalisation du champ politique syrien de l’opposition (Front al-Nosra, Front islamique), qu’elle soit intervenue directement – chose difficile à prouver faute de transparence côté français – ou par le truchement de certains de ses alliés – le Qatar, l’Arabie saoudite –, laisse d’ailleurs peu de doutes. Pourtant, Paris semble engagé en parallèle dans une stratégie de coopération sécuritaire avec Damas aux fins de limiter l’impact lié au retour de djihadistes sur les sols français et européen.
L’affirmation de l’Etat islamique a en effet eu pour « avantage », côté français, de donner du sens à la thèse prônant une composition avec les leaders autoritaires en place dans la région en vue de limiter l’avancée régionale des formations djihadistes. Paris se voit ainsi engagé sur plusieurs fronts expliqués par les besoins de la lutte anti-terroriste. Au Sahel, l’opération Barkhane, menée par une France forte de trois mille soldats en partenariat avec cinq anciennes colonies françaises (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad), a pour but proclamé de lutter contre le terrorisme dans l’ensemble du Sahel. En Irak, l’opération Chammal, par laquelle la France participe à la coalition internationale constituée par les Etats-Unis afin de soutenir l’armée nationale irakienne et de contenir l’avancée de l’organisation « Etat islamique », est motivée par des objectifs similaires. Pour le reste, Paris se voit aussi soucieuse de maintenir des liens étroits avec l’Algérie, pays dont la stabilité est importante pour la sous-région et dont l’action des services de renseignement (en Libye, et particulièrement au Nord-Mali) est importante pour garantir une lutte anti-terroriste régionale efficace.
Enfin, le peu d’insistance de la France sur les vertus de la transparence politique, de la « bonne gouvernance » et du respect des droits de l’homme est aussi un gage de débouchés pour ses ventes militaires. Les perspectives engagées aujourd’hui en ce sens ont rarement été aussi radieuses, et les cinq cent mille kilomètres que le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, est réputé avoir parcouru à travers la planète depuis son entrée en fonction en 2012 seront très probablement suivis de toujours autant de déplacements dans les mois qui viennent aux fins de maintenir hautes les perspectives commerciales en matière de défense. Il reste cependant à voir si, parallèlement à ses considérations mercantilistes, la France peut prétendre détenir les clés d’une politique moyen-orientale efficace.
Quelle efficacité pour l’aventurisme militaire français ?
Au vu de la nature de ses choix politiques et géopolitiques au Moyen-Orient, on peut lire dans le cas de la France une certaine cohérence. La combinaison d’une attitude de pourvoyeur en armes important pour la région avec les ressorts d’une stratégie militaire visant à la lutte efficace contre les réseaux terroristes régionaux requiert en effet la poursuite d’une exclusion des ressorts idéologiques de type droits-de-l’hommiste au profit d’une composition franche avec des régimes autoritaires en apparence tout aussi intransigeants vis-à-vis du radicalisme et de ses manifestations terroristes. Le fait pour la France d’accepter la politique anti-Frères musulmans du président égyptien Abdelfattah al-Sissi, alors qu’elle avait compté sur des personnes issues de ce même moule idéologique aux fins de renverser Kadhafi, n’est qu’une contradiction de plus que personne au demeurant ne cherche à rappeler aujourd’hui. La large ouverture de Paris à des pays soupçonnés, à des degrés plus ou moins poussés, de soutenir des formations régionales  radicales (Arabie saoudite, Qatar) s’inscrit dans une même lignée. Tout se passe comme si la lutte anti-terroriste avait ses raisons que la Raison ne connaît pas.
Le fait pour la France d’avoir essuyé les attaques meurtrières de Charlie Hebdo, et l’émotion qui continue à se faire ressentir depuis, abondent dans le même sens. La France se sent plus de raisons encore de faire valoir son droit à l’adoption de mesures exceptionnelles au nom de « la lutte antiterroriste ». On croit retrouver ici des relents de l’attitude adoptée au lendemain des attaques du 11 septembre 2001 par l’administration Bush. Le Premier ministre Manuel Valls, chantre d’une refonte de l’arsenal français encadrant l’action des services de renseignement, avait d’ailleurs insisté sur le fait que son pays ne tomberait pas dans les travers d’un « Patriot Act » à la française. Les premières mesures prévues dans ce cadre annoncent pourtant un clair renforcement des moyens à portée de ces services dans le maillage du territoire et la lutte contre le terrorisme.
Les dynamiques de la contradiction française sont d’ores et déjà évidentes, et elles seront maintenues. La France ne renoncera pas à ses liens avec les régimes autoritaires arabes, surtout pas à un moment où ceux-ci lui permettent de prétendre en retour à des bénéfices juteux et à un rôle actif dans une région où elle régnait jadis en tant que puissance. Mais il ne faut pas pour autant en déduire que la France poussera plus loin les limites de ce que d’aucuns pourraient qualifier d’arrogance. La France semble courir derrière les opportunités plutôt que voir les offres l’assaillir.
Le « moment Hollande » coïncide avec une période dans laquelle les soubresauts du Moyen-Orient en appellent à une plus grande implication de la part de forces bien dotées sur le plan militaire, influentes sur la scène internationale et peu regardantes sur les droits de l’homme. La France est, et restera, loin de pouvoir prétendre à une stature équivalente à celle des Etats-Unis, par manque de moyens plus que d’ambitions. On peut ainsi faire une analogie entre la politique française au Moyen-Orient et la forte impression laissée par l’élection de François Hollande en 2012 : elle se retrouve, du fait d’un concours de circonstances, à une place à laquelle on ne l’attendait pourtant pas. Rien n’indique cependant que ce moment pourrait s’éterniser.

Barah Mikaïl est directeur de recherche à la FRIDE (www.fride.org) et professeur associé à l’université Saint Louis de Madrid. Il a travaillé auparavant à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS, 2002-2011). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et publications spécialisées. Son dernier livre, Une nécessaire relecture du « Printemps arabe », est paru aux éditions du Cygne en 2012.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Légende photo : le président français François Hollande (G) rencontre son homologue égyptien Abdel Fattah al-Sissi le 24 janvier 2015 à Riyad (AFP).
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